Projet tutoré : La liberté de l’Esprit…
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Le militant et la caméra : le documentaire comme instrument de communication politique
10 novembre 2016

FLASH INFO: un enseignant de l’UPEC arrêté

Histoire tragique pour l’Université-Paris-Est-Créteil. Un enseignant vient d’être placé en garde à vue suite à un débordement lors d’une occupation sauvage de la Place de la République à Paris. L’enseignant, qui opère sous le pseudonyme de « El Casqueto » participait à la manifestation pour la révolution Colombienne en soutien aux FARC. Un certain « PEG » présent sur place (qui souhaite cependant garder l’anonymat) , nous a informé qu’il s’en était pris violemment aux forces de l’ordre en lançant des tacos. Dans la nuit du 6 au 7 Novembre le forcené a été appréhendé par la police nationale. Une vidéo d’une rare violence, mise en ligne sur la plate-forme Youtube est disponible depuis ce matin et totalise près de 100 000 vues en quelques heures (https://www.youtube.com/watch?nK3ov-okSZY). Nous conseillons aux plus jeunes et aux plus sensibles de ne pas regarder ces images. Une cellule psychologique a été mise en place.

"El Casqueto" lors d'une confrontation avec les forces de l'ordre (Paris, 6 novembre 2016). Source : AFP (tous droits réservés).

« El Casqueto » lors d’une confrontation avec les forces de l’ordre (Paris, 6 novembre 2016). Source : AFP (tous droits réservés).


Vous y avez cru ? Bienvenue dans le monde des Yes Men. Ce monde, c’est celui de la dérision érigée en arme de communication subversive au service d’une cause militante. Les Yes Men, ce sont deux activistes, parfois aidés de complices, Jacques Servin et Igor Vamos, plus connus sous les pseudonymes de Andy Bichlbaum et Mike Bonanno. Depuis 1993, ils utilisent avec jubilation le détournement humoristique et le canular comme des outils pour attirer l’attention du public et défendre des causes politiques, la principale étant la lutte contre libéralisme financier. Avec une vingtaine d’actions à leur actif, dont plusieurs ont eu un retentissement planétaire, les compères reviennent sur le devant de la scène, quinze ans après leurs faits d’armes, à travers un documentaire diffusé en France par la chaine Arte[1]. Comment analyser cette forme de communication politique ? Dans quelle mesure la dérision peut-elle se transformer en une composante stratégique du répertoire d’action collective d’un mouvement social ?

Subversion et dérision au fil de l’histoire

Selon les travaux d’anthropologues et d’historiens, l’usage politique de l’ironie et du sarcasme est un phénomène qui transcende les époques et les régimes politiques[2]. Si l’intolérance à la dérision et à la critique du pouvoir peut apparaître comme l’un des critères de définition d’un régime autoritaire, il faut rappeler que les despotes les plus sévères s’adjoignent fréquemment les services de fous et autres bouffons, et que la tolérance officielle à l’égard de l’humour politique dans les démocraties libérales peut apparaître comme un subtile instrument de maintien du statu quo. La subversion est donc tolérée dans des limites et sous des formes qui varient selon les sociétés et les époques.

Aristophane, poète comique grec (env. 445-385 av. J.-C.)

Aristophane, poète comique grec (env. 445-385 av. J.-C.)

Dans l’antiquité grecque, l’illustre poète comique Aristophane (445-385 av. JC.) pousse jusqu’au ridicule les stratagèmes employés par les dirigeants pour s’attirer les faveurs populaires. Mais le procédé est à double tranchant car il provoque aussi, chez le spectateur, un rire « jaune ». Un tel dispositif invite les citoyens à tenter de comprendre comment ils ont pu être dupés par leurs dirigeants et, de ce fait, constitue un instrument de remise en cause des structures du pouvoir[3].
De tels procédés existaient aussi à l’époque médiévale bien que, dans des sociétés fortement structurées par le sens de l’honneur et la préservation de la réputation[4], la honte, le déshonneur ou l’humiliation sont synonymes de mort sociale. Il existe cependant une forte tradition satirique au Moyen-Âge (la Chanson de Guillaume ou la Prise d’Orange par exemple). Le but est de ridiculiser, tourner en dérision, humilier l’adversaire. La critique du régicide était aussi commune, comme le montrent les pratiques de la bouffonnerie et du carnaval[5]. Avec le développement de l’imprimerie, on a pu constater une nouvelle sorte de moquerie émergeant des livres, à l’instar de l’œuvre de François Rabelais[6]. Afin d’éviter toutes sortes de censures ou de représailles, les dérisions devinrent toutefois de plus en plus indirectes, de moins en moins burlesques, davantage destinées à un public lettré. Au siècle des Lumières, la culture subversive doit se frayer un chemin contre la censure d’Etat, sous la forme d’une littérature souterraine ou de rumeurs qui ridiculisent la personne du roi[7].
Dans les démocraties représentatives contemporaines, la satire politique est répandue et autorisée. Les élites qui en sont généralement les cibles ne peuvent les censurer à leur guise, comme le montre l’essor de la caricature politique dans la presse à partir du milieu du XIXe siècle[8]. Après la Seconde Guerre mondiale, les dérives du régime représentatif sont dénoncées sous forme de canulars politiques. Un des exemples les plus emblématiques date des années 1970, en Italie. Un certain Censor écrit un livre à faible tirage qui est envoyé aux principaux industriels et éditorialistes du pays. L’auteur se fait passer pour un futur membre de la classe dirigeante et propose dans l’ouvrage une analyse critique des mécanismes permettant la préservation du système capitaliste contre les velléités émancipatrices de la classe ouvrière. D’après lui, la solution est d’impliquer davantage le Parti Communiste italien dans le gouvernement du pays, afin de mieux contrôler la classe ouvrière. Le livre fait alors polémique : les lecteurs dénoncent le cynisme dont font preuve les dirigeants nationaux afin d’affronter cette crise. Il s’agit bien entendu d’un canular. Un canular inspiré du situationnisme, qui constitua une sorte d’avant-première pour des pratiques qui deviendront assez courantes à partir de 1977 au sein de la culture contestataire italienne[9].

La critique humoristique comme arme militante

Andy Bichlbaum et Mike Bonanno présentent leur solution au dérèglement climatique : la "Survive Ball" (source : http://theyesmenarerevolting.com/press-media/images-videos/)

Andy Bichlbaum et Mike Bonanno présentent leur solution au dérèglement climatique : la « Survive Ball » (source : http://theyesmenarerevolting.com/press-media/images-videos/)

Au cours des dernières décennies, les canulars et, plus généralement, la critique humoristique du pouvoir se sont développés pour s’adapter aux nouvelles technologies et aux changements sociaux et politiques. Le cas des Yes men, apparu au milieu des années 1990, est un bon exemple de ces transformations. En effet, Jacques Servin et Igor Vamos n’utilisent pas seulement la presse ou la télévision, mais également le web. Un de leurs tours favoris consiste à souscrire à des noms de domaine proches de leurs « victimes », afin d’égarer les internautes sur un faux site et détourner le message officiel de l’institution visée. Ce fut le cas avec le canular visant la multinationale Halliburton, spécialisée dans le bâtiment et l’industrie pétrolière. Les Yes men créent un faux site web, similaire au site officiel de la compagnie, ce qui leur permet de recevoir des invitations pour participer à une conférence. Au cours de cette conférence les deux acolytes se font passer pour des porte-parole de l’entreprise et commencent par mettre en garde le public contre le réchauffement climatique. Ils ont préalablement présenté leur solution (délirante) contre ce problème : la survive ball, une sorte de grande bulle gonflable qui est censé protéger ceux qui la portent des conséquences du réchauffement climatique. Personne n’a réagi devant cette solution grotesque[10].
C’est là une différence importante avec les usages exclusivement discursifs ou iconiques de l’humour politique : les deux militants usent de leur engagement corporel comme d’une « ressource politique mobilisable »[11]. En fonction des lieux et des personnes, ils usent toutefois de stratagèmes différents. Ils hésitent toujours entre un choix stratégique, visant à faire réfléchir les auditeurs, ou une « solution choc », visant à décrédibiliser ceux qu’ils dénoncent. Les Yes Men concèdent néanmoins qu’une telle forme de militantisme est insuffisante par elle-même pour changer le cours des choses : « nous ne pourrions pas le faire si d’autres formes d’activisme n’existaient pas par ailleurs », expliquent-ils. Les Yes Men se définissent comme des « acteurs de la vulgarisation ». Ils estiment que leurs actions sont « plus proche d’une forme d’éducation que de l’activisme pur et simple ». L’anthropologue Bridget Hanna partage ce point de vue. Selon elle

« Andy et Mike nous permettent de découvrir tout ce qu’on peut faire avec un texte intelligent et un costume d’emprunt. Ils montrent que l’activisme peut prendre des formes très variées, qu’il peut être à la fois subversif et divertissant. »[12].

Cette forme originale d’activisme recherche donc un effet indirect : faire prendre conscience aux citoyens de la gravité de problèmes souvent occultés ou dont le traitement dominant est jugé insatisfaisant. Ils parviennent ainsi, avec légèreté, à toucher ou à montrer l’aliénation intellectuelle de l’auditoire.

Mécanismes et limites de la critique par la dérision

Il est néanmoins nécessaire d’analyser plus en profondeur les mécanismes qu’utilisent les Yes Men et les praticiens de l’humour militant en général afin d’en comprendre le fonctionnement et saisir l’ampleur et les limites de ses effets. De nombreux chercheurs ont étudié le recours à la dérision comme une arme militante. C’est le cas de Yves Citton, qui a réfléchit sur les « contres-fictions », définies comme un « récit fictionnel visant à transformer la réalité actuelle, dans un projet de lutte contre la reproduction d’un donné perçu comme mutilant »[13]. Il distingue trois types de contre fictions « initiatrices », « dénonciatrices » et « documentaires ». Selon lui, la fiction est devenue un élément incontournable des conflits politiques contemporains, car elles permettraient de créer un « espace de rejet des données » dans un monde où elles abondent et « oppriment », notamment à cause de la collecte massive de data et des discours des experts. Les trois types de fictions utilisent des procédés différents mais toutes ont pour but de combattre les clichés, qui « paralysent la production de nouvelles émancipations possibles ». Les contres fictions permettent ainsi de penser un monde meilleur. Les fictions dites initiatrices dépeignent des mondes irréels, des utopies. Leur but est de pousser le spectateur à questionner le monde dans lequel il vit et de pousser en faveur de changements afin de tendre vers l’idéal qui est décrit.  Les contre fictions documentaires sont le type de contre fiction le plus radical. Elles ont pour but de contrer la « fictionnalisation » (déformation de la réalité) en enregistrant des « blocs de réalité », c’est-à-dire le monde dans toute sa réalité, sans filtres. Enfin, les contres fictions dénonciatrices livrent au spectateur/lecteur un monde de « ficta programmées » dans le but de les dénoncer.
Les actions des Yes Men s’inscrivent dans ce type de contre fiction. Il s’agit ici de pousser les mécanismes de la fiction au plus loin afin de pousser le spectateur/lecteur à réagir, que ce soit par la révolte, le détachement ou une lucidité accrue. Pour Citton, le travail des Yes Men est, de ce point de vue, exemplaire. Ces derniers « profitent du flou des identités digitales pour emprunter des images de notoriété publique et pour les refaçonner provisoirement de l’intérieur afin de les décrédibiliser durablement vers l’extérieur »[14]. Lorsque Les Yes Men veulent dénoncer ou tourner en dérision une institution, ils s’emparent de ses codes et les poussent à l’extrême afin d’en montrer les limites et donc de faire réfléchir le spectateur. Comme ils l’ont fait lors de leur imposture en Suède où ils se faisaient passer pour des membres ultra-libéraux de l’OMC.

Le député UMP des Hauts-de-Seine Patrick Balkany piégé par les Yes Men (novembre 2005)

Le député UMP des Hauts-de-Seine Patrick Balkany piégé par les Yes Men (novembre 2005)

Bien que le recours à ces mécanismes permette de dénoncer efficacement une situation politique jugée inacceptable, on peut souligner à travers l’exemple du journal télévisé et ses parodies, une limite importante. Il s’agit en effet d’un format que les Yes Men utilisent régulièrement, en créant de vrais-faux journaux télévisés pour relayer leur canular. C’est le cas de Patrick Balkany, député des Hauts de Seine et maire de Levallois-Perret. En novembre 2005, les Yes Men se font passer pour des journalistes d’une chaîne de télévision conservatrice américaine. M Balkany affirme alors qu’en France il n’y a pas de pauvres et que seuls des personnes ayant fait le choix de vivre en marge de la société dorment dehors et sont démunies. Les Yes Men utilisent de nouveau le JT comme support pour piéger des hommes politiques français en mars 2007. Cette fois, ce sont Claude Bartolone (PS), Claude Goasguen (LR) et Jean-Marie Cavada (ex UDF, Génération Citoyen) qui tombent dans le piège. Prétextant un duplex avec une chaîne de télévision, les Yes Men dévoilent aux députés un projet écologique visant à refroidir le Groenland à l’aide d’un pont aérien pour acheminer de la glace et lutter contre le réchauffement climatique…
Pierre Leroux avance dans ses travaux sur la télévision que, la parodie utilisant les mêmes codes que sa cible, elle risque de perdre de sa substance avec le temps et donc d’avoir un effet contraire à celui escompté[15]. Le risque est de se retrouver coincé dans un carcan, empêchant la parodie de mettre en avant une idéologie et mettant à la marge la contestation « de fond » pourtant revendiquée par les auteurs. Les parodies s’exposent toujours au risque de devenir des « pseudo-opinions critiques », pour reprendre l’expression de Guy Debord[16]. Le paradoxe est que la dérision n’est possible que si le public connaît déjà les codes et les mécanismes de la cible. Cela limite « l’effet que la révélation et la prise de conscience pourraient provoquer ».
En définitive, l’appropriation par les Yes Men des codes de leurs cibles, notamment les chaînes télévisées, peut provoquer une hilarité passagère sans pour autant avoir d’effet en profondeur, sous la forme de mobilisations collectives d’ampleur. Cependant, la diversité de forme des actions des Yes Men et la distance critique qu’ils portent eux-mêmes sur leur action les prémuni en partie d’une telle critique. Dans leur dernier documentaire sur Arte (2016), ils affirment avoir pris conscience de la difficulté de leur tache à faire changer les choses. Nos serials farceurs ont ainsi bien évolué tout au long de leurs années de pratique et gageons sans crainte que leur prochaine et ultime action saura sans aucun doute surprendre, interpeller et bien sûr faire rire. Une perspective salutaire à l’heure où « El Casqueto », dont on ne connait pas encore la date de jugement, croupit dans les geôles de la République.

Corentin Balaine

Reda Bougataya

Loïc Durler

Camille Louradour


[1] Arte, « Le retour des Yes Men », 10 octobre 2011, http://info.arte.tv/fr/le-retour-des-yes-men
[2] Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Paris, Fayard, 2000.
[3] Audrey Sabit, « Le théâtre d’Aristophane et la dérision de la démocratie », Hermès, La Revue 29/1, 2001, p. 101-111.
[4] Georges Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, NRF, 1978.
[5] James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne (1992), Paris, éditions Amsterdam, 2008.
[6] Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1970), Paris, Collection Tel n° 70, Gallimard, 1982.
[7] Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1998.
[8] Christophe Charle, Le siècle de la presse (1830-1939), Paris, Seuil, L’Univers historique, 2004.
[9] Andrea Natella, « Aux origines de l’usage subversif du canular en Italie », Multitudes 25/2, 2006, p. 169-173.
[10] Cash investigation, « Les Yes Men : Les imposteurs militants », France 2, 2015.
[11] Dominique Memmi, « Le corps protestataire aujourd’hui : une économie de la menace et de la présence », Sociétés contemporaines, 31, 1998, p. 87-106.
[12] Bridget Hanna, « Les Yes Men à Bhopal », Vacarme « Politique non-gouvernementale »  34, 2006, p. 138-140.
[13] Yves Citton, « Contre-fictions: trois modes de combat », Multitudes, 48/1, 2012, p.72.
[14] Ibid., p. 75.
[15] Pierre Leroux, « Le journalisme télévisé cible de la dérision: le journal de Canal international », Hermès, La Revue, 29/1, 2001.
[16] Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard 1992.