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Le ministre de l'Intérieur Manuel Valls veut interdire les spectacles de Dieudonné – petit exercice de style.

 Nous vous proposons un exercice original portant sur les récentes déclarations du ministère de l’Intérieur à propos de Dieudonné. Notre objectif n’est pas ici d’exposer un point de vue personnel, mais d’exposer deux visions différentes d’un même événement par cet article co-écrit. Pour ce faire, nous avons procédé de la manière suivante : chacune de nous a écrit un billet d’humeur structuré de la même façon, mais adoptant des approches différentes. Ainsi montrons-nous comment une simple déclaration dans un communiqué de presse officiel peut être interprétée comme une opération de communication ingénieuse ou dangereuse. 

le 31 décembre 2013 :

Première interprétation – par Marion Baudier-Melon

crédits: afp.com/Boris Horvat

crédits: afp.com/Boris Horvat

Ce matin, le désormais incontournable ministre de l’Intérieur, j’ai nommé Manuel Valls, a été une nouvelle fois invité à s’exprimer sur le cas Dieudonné. En effet, après avoir menacé les « réunions publiques »1 de l’humoriste – s’il est permis d’employer ce terme – qui, selon les propos tirés de son communiqué du 27 décembre, n’ « appartien[draient] plus à la dimension créative », c’est maintenant à la personne même de Dieudonné qu’il s’attaque, en déclarant qu’il est en fait de ces « petits entrepreneurs de la haine »2, selon sa propre expression.

Car il y a des sujets qui acceptent et supportent mal l’humour, et c’est précisément le cas du Juif, ou de son archétype, encore plus dans un contexte de montée des extrêmes – et particulièrement du Front National dont la présidente, on s’en souvient, a déjà répondu présente à un bal néo-nazi du FPÖ, parti d’extrême-droite autrichien3. Et si le vice-président du FN, Florian Philippot, ne défend non pas Dieudonné mais la liberté d’expression, on se rappelle aussi l’ex leader du parti, Jean-Marie Le Pen, qui avait suscité la polémique en niant l’existence des chambres à gaz. On en tire la leçon suivante : des paroles voulues légères peuvent avoir une portée significative, et c’est exactement ce que Manuel Valls induit en citant la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, qui dit que « les mots sont des événements », événements dont on doit en toutes circonstances assumer la responsabilité. Et il n’y a pas que les mots de l’accusé qui fassent événement. Sans surprise, c’est Manuel Valls qui est largement en tête du baromètre Le Lab Europe 1 qui mesure la visibilité des ministres du 25 au 31 décembre, en fonction du nombre de fois où le nom des intéressés est mentionné dans tous les médias confondus4 : avec exactement 27 113 mentions, il devance de loin Jean-Marc Ayrault, qui n’a, lui, « que » 5 671 mentions. Ce score remarquable de notre cher ministre de l’Intérieur est évidemment dû à sa réaction du 27 décembre : en annonçant qu’il envisageait d’ « étudier de manière approfondie toutes les voies juridiques permettant d’interdire »5ce type de réunions, on peut aisément penser que le ministre cherche consciemment à faire parler de lui en créant la polémique. Car ces propos font jaser, provoquant un clivage entre les partisans de cette mesure et ceux qui la trouvent inappropriée.

Quoi qu’il en soit, en tant que membre d’un gouvernement qui se veut républicain avant d’être socialiste, Manuel Valls ne pouvait que réagir à ces propos qui relèvent de la discrimination raciale, et non du « génie de l’humour », dont on apprend qu’il est un spécialiste puisque venant d’une famille d’artistes6. Car s’il n’est pas porte-parole du gouvernement, il en est une voix, et qui plus est une voix qui porte et qui est entendue, en témoigne sa côte de popularité depuis mai 2012 justement due, entre autres facteurs, à une visibilité médiatique bien supérieure à celle des autres membres du gouvernement. Ainsi le ministre de l’Intérieur est-il dans son rôle de représentant de l’Etat, apte à communiquer sur le sujet, et sûrement le plus à même de rassurer les Français qui lui accordent leur confiance. D’autant plus que sa fonction et son positionnement depuis sa nomination veulent de lui une parole d’autorité et une fermeté à toute épreuve.

Certains argueront qu’en cas d’incitation à la haine raciale – dont on rappelle qu’elle est passible de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende selon la loi du 1er juillet 1972 « relative à la lute contre le racisme » – il est du ressort du ministre de la Justice, et non du ministre de l’Intérieur, de gérer la crise. D’ailleurs, les équipes de la Garde des Sceaux travaillent certainement avec celles de la place Beauvau. Mais Manuel Valls réussit habilement à justifier son action en avançant le fait qu’en rencontrant un « certains succès », ces réunions publiques participent de l’augmentation des « troubles de l’ordre public » – qui sont, si je ne m’abuse, précisément son domaine. On peut alors se demander si l’opération ne relève pas de la récupération d’un événement d’actualité par un personnage connu pour être sur le devant de la scène médiatico-politique. En effet, le personnage a déjà fait ses preuves, mais en communication politique, et encore davantage en communication publique, le long-terme et la course de longue haleine sont de mise ; alimenter les médias en permanence relève donc de l’obligation.

En définitive, la réaction immédiate et pensée du ministre de l’Intérieur sur la question de l’humour présumé de Dieudonné bénéficie à deux entités. D’abord à la totalité du pouvoir exécutif qui souffre d’un déficit de popularité sans précédent : par cette annonce, Manuel Valls montre un gouvernement ferme et en action, alors qu’en parallèle, les chiffres du chômage du mois de décembre, publiés le 26 décembre, ainsi que les commentaires des membres du gouvernement sur la question font polémique. Le communiqué de Manuel Valls parvient à modifier l’agenda médiatique en faveur de l’équipe gouvernementale. Ensuite, ces propos bénéficient à son auteur lui-même : c’est lui qui, encore une fois, est sur le devant de la scène. Il parvient par ce biais et peu à peu à en faire une norme : quand on veut retrouver un tant soit peu de crédibilité, on envoie Valls. C’est simple, c’est clair, et c’est efficace. Et cela lui confère une stature d’homme d’Etat, en lui faisant gagner une certaine légitimité à aspirer à la fonction présidentielle.

Seconde interprétation – par Zelda Martin

crédits: © DR

crédits: © DR

Ce matin, le désormais incontournable ministre de l’Intérieur, j’ai nommé Manuel Valls, a été une nouvelle fois invité à s’exprimer sur le cas Dieudonné. Sur RTL, il persiste et signe : non, l’antisémitisme n’est pas couvert par la loi et il faut ainsi faire la distinction entre un usage de la liberté d’expression et des « propos de haine discriminatoire ».

Car il est des sujets sur lesquels on ne peut se prononcer « pour », et l’antisémitisme en fait partie. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’un des seuls politiques à s’être exprimé « contre » le ministre de l’Intérieur ait été Florian Philippot (vice-président du Front National, dont on ne rappellera pas les nombreuses prises de position antisémites du président d’honneur Jean-Marie Le Pen par le passé). Ainsi, Valls choisit un sujet qui fait (presque) l’unanimité pour briser un silence médiatique de près d’un mois (on ne l’avait étrangement pas entendu lors de l’épisode des Bonnets rouges bretons) et se poser en défenseur des valeurs républicaines. Si aucune autre personnalité politique n’avait jugé bon de prendre la parole concernant le cas Dieudonné – tant il paraissait évident qu’il ne méritait pas que l’on parle de lui – elles pourraient désormais s’en mordre les doigts, car c’est une fois encore le ministre de l’Intérieur qui a enfilé le costume de protecteur de la République. En se posant comme l’homme de la situation, Manuel Valls semble ici emprunter tout droit le trajet de Nicolas Sarkozy (lui aussi ancien ministre de l’Intérieur) qui l’avait amené jusqu’à l’Elysée en 2007.

Quoi qu’il en soit, de cette polémique, c’est en réalité Dieudonné qui sort grand vainqueur. Valls lui a fait la meilleure des publicités. Cette année, le père Noël de Dieudonné M’bala M’bala avait des airs de ministre de l’Intérieur. Alors que la presse française s’était érigée comme un seul homme contre les propos de l’humoriste sur le journaliste Patrick Cohen7, Valls a par un seul communiqué d’une dizaine de lignes réhabilité Dieudonné dans sa figure préférée de martyre. D’un côté, un humoriste incompris en perte de vitesse depuis sa séparation avec Elie Semoun8, seul combattant de l’antisystème, dernier rempart contre le complot sioniste tu par les élites complices. De l’autre, le premier flic de France, le shérif de l’hexagone, omniprésent dans les médias : l’archétype même du système que dénonce l’humoriste dans ses propos et par sa fameuse « quenelle ». Par la cabale lancée par le ministre de l’Intérieur contre lui, Dieudonné fait d’une pierre deux coups : on parle de lui et on valide ses thèses.

Certains argueront qu’en cas d’incitation à la haine et d’antisémitisme, on ne peut rester silencieux. Que la classe politique se devait d’intervenir – et qui de mieux que la personnalité politique de l’année pour le faire ?9. Oui mais voilà, Manuel Valls est ministre de l’Intérieur et son unique angle d’attaque était de prétexter un éventuel trouble à l’ordre public pour pouvoir intervenir. Or, si l’on doit trouver les thèses de Dieudonné abjectes et que l’on peut s’en exprimer à voix haute dans la presse, il ne représente en rien un risque réel pour la stabilité de la société française. L’interdiction des spectacles de Dieudonné ne va pas de soi10 et il y a fort à parier que la menace du ministre ne soit qu’un coup d’épée dans l’eau. Et ça, Manuel Valls le sait. Son intervention tombe à pic, lui qui avait pourtant été photographié le 21 septembre dernier tout sourire à Millau, entouré de jeunes faisant la quenelle11, sans qu’il ne trouve rien à en redire sur le moment. Faux coup de gueule, mais vrai coup de com’, son intervention lui aura simplement permis de marquer son retour sur les devants de la scène.

En définitive, la réaction intéressée du ministre de l’Intérieur sur la question de l’humour présumé de Dieudonné discrédite le combat de la Justice contre le racisme, car c’est à elle seule de le condamner ou de l’interdire. Tant que la loi n’aura pas tranché, le pseudo-humoriste pourra désormais tout à loisir se cacher derrière une prétendue liberté d’expression bafouée. Ses partisans qui ne voyaient en la « quenelle » rien d’antisémite n’auront pas été convaincus par le ministre de l’Intérieur, bien au contraire. La polémique n’aura fait que renforcer les uns et les autres dans leurs positions. Fallait-il, monsieur Manuel Valls, au nom du jeu politique de la visibilité médiatique, donner une si grande tribune à Dieudonné et ses idées délétères?

1Communiqué de presse du ministre de l’Intérieur Manuel Valls, le 27 décembre 2013. http://www.interieur.gouv.fr/Actualites/Communiques/Condamnation-des-propos-racistes-et-antisemites-de-Dieudonne-M-BALA-M-BALA

2Manuel Valls sur RTL, le 31 décembre 2013. http://www.rtl.fr/actualites/info/politique/article/valls-la-loi-doit-condamner-dieudonne-pour-ses-propos-7768414229

3 “Marine Le Pen valse à Vienne avec des pangermanistes”, www.lexpress.fr, 27/01/2012 http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/marine-le-pen-valse-a-vienne-avec-des-pangermanistes_1076264.html
4Baromètre de visibilité des ministres. http://lelab.europe1.fr/t/barometre-de-visibilite-des-ministres-manuel-valls-ecrase-ses-collegues-pendant-les-vacances-12513
 
5 Communiqué de presse du ministre de l’Intérieur Manuel Valls, le 27 décembre 2013. http://www.interieur.gouv.fr/Actualites/Communiques/Condamnation-des-propos-racistes-et-antisemites-de-Dieudonne-M-BALA-M-BALA
6 Manuel Valls, invité sur RTL le 31 mars 2013, video à 6’15 http://www.rtl.fr/video/emission/l-invite-de-rtl/manuel-valls-dieudonne-est-un-petit-entrepreneur-de-la-haine-7768414670

7Il avait déclaré lors d’un spectacle :« Quand je l’entends parler, Patrick Cohen, je me dis, tu vois, les chambres à gaz… Dommage. » (propos filmés en caméra caché par le reportage Complément d’enquête le 19 décembre).

8« Aux côtés de Robert Faurisson, Dieudonné ne fait décidemment plus rire personne », article du Huffington Post le 24 septembre 2014. http://www.huffingtonpost.fr/cindy-leoni/aux-cotes-de-robert-fauri_b_3982518.html

9Sources : sondage LH2 pour Metronews (19/12/2013) – sondage BVA pour iTélé-CQFD (28/12/2013)

10« Dieudonné visé par une enquête, ses spectacles difficiles à interdire », article de La Provence le 30 décembre 2013. http://www.laprovence.com/article/actualites/2687925/propos-dieudonne-sur-patrick-cohen-enquete-pour-incitation-a-la-haine-raciale.html

11« Manuel Valls piégé par des jeunes faisant la quenelle à Millau. », article de France 3 Midi-Pyrénées le 31 décembre 2013. http://midi-pyrenees.france3.fr/2013/12/31/manuel-valls-piege-par-des-jeunes-faisant-la-quenelle-millau-386121.html
Marion Baudier-Melon et Zelda Martin
Marion Baudier-Melon et Zelda Martin
Marion Baudier-Melon, étudiante en M1 promo 2013-2014 et community manager @salle421 - @MarionB_M sur Twitter. Ex hypokhâgneuse, ex angliciste et hispaniste à Paris IV, mon profil est clairement pluridisciplinaire. Entre com publique et com politique, mon cœur balance, mais penche clairement vers la deuxième. Politiquement engagée aux côtés de BLM, j’aspire au métier de spin doctor en communication politique. Zelda Martin, étudiante en M1 promo 2013-2014. Avide de rencontres interculturelles, un brin hyperactive, je reviens d'une année passée en République tchèque. Mon tempérament exalté m'a conduite en communication politique, après une double licence en histoire et anglais. Je conçois le politicien comme le garant de la démocratie et de l'évolution des mentalités . Avec tous les dangers que cela implique.